CO₂ : Talon d’Achille et levier stratégique de l’industrie alimentaire française

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Introduction

Ce chapitre analyse le rôle stratégique du CO2 dans l’industrie alimentaire française, ses risques d’approvisionnement et les leviers de résilience envisageables. Trois messages clés émergent :

• la dépendance critique de l’agroalimentaire au CO2 pour des usages variés,
• la vulnérabilité structurelle de la chaîne d’approvisionnement,
• la nécessité d’une stratégie intégrée mêlant diversification, innovation et politiques publiques.

1. Contexte & enjeux

Le CO2 occupe une place centrale dans de nombreux procédés alimentaires, allant bien au-delà de la carbonatation des boissons. Sa fonction de réfrigérant naturel, son rôle dans la conservation via le conditionnement sous atmosphère modifiée et son utilisation dans l’étourdissement des animaux font de ce gaz un intrant essentiel pour garantir sécurité, qualité et durabilité des produits. Ces usages couvrent aussi des niches stratégiques comme la culture sous serre ou la décaféination, qui, bien que quantitativement moins importantes, participent à la souveraineté alimentaire nationale¹.

En France, l’approvisionnement repose presque exclusivement sur du CO2 sous-produit d’industries lourdes telles que l’ammoniac, le bioéthanol ou le raffinage². Cette structure crée une dépendance indirecte à la conjoncture énergétique mondiale, notamment au gaz naturel, dont le prix et la disponibilité sont fortement influencés par des facteurs géopolitiques³. La récente volatilité des marchés, exacerbée par des crises comme le conflit russo-ukrainien, a révélé que la production de CO2 pouvait être réduite ou stoppée malgré une demande alimentaire stable.

Ce contexte est d’autant plus complexe que la France s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030 et à atteindre la neutralité carbone en 2050⁴. Ces objectifs influencent directement les modalités de production industrielle, avec une tension croissante entre impératifs climatiques et continuité d’approvisionnement. L’industrie alimentaire se trouve donc au croisement d’exigences environnementales, économiques et éthiques, et doit anticiper des ruptures potentielles dans un contexte de transition énergétique accélérée.

2. Analyse détaillée

Les crises de 2018 et 2021 ont démontré la sensibilité de l’approvisionnement en CO2 aux fluctuations énergétiques, notamment via l’arrêt temporaire d’usines d’engrais³. Ces précédents confirment que la sécurité d’accès au CO2 ne relève pas de scénarios hypothétiques, mais de risques concrets et récurrents. Les pénuries impactent différemment les filières : la carbonatation des boissons subit des tensions immédiates sur les volumes disponibles, la filière viande est confrontée à des dilemmes opérationnels et éthiques, et les produits frais voient leur durée de conservation réduite, augmentant le gaspillage alimentaire⁵⁶.

Le marché français du CO2 industriel est concentré entre quelques acteurs majeurs comme Air Liquide, Linde et Messer²⁷. Cette concentration, combinée à la dépendance à des processus industriels non alimentaires, augmente le risque de défaillance systémique. Par ailleurs, la logistique ajoute une couche de fragilité : perturbations maritimes, coûts de transport croissants et vulnérabilité des chaînes mondiales peuvent affecter indirectement la disponibilité nationale⁸.

Sur le plan économique, le marché mondial du CO2 alimentaire, estimé à 1,5 Md USD en 2024, pourrait atteindre 2,8 Md USD d’ici 2033⁹. Une telle progression traduit l’augmentation structurelle de la demande, ce qui renforce la compétition pour l’accès à cette ressource. Les pénuries se traduisent par des surcoûts significatifs, pouvant entraîner une hausse des prix à la consommation et réduire la compétitivité internationale des producteurs français.

À ces enjeux économiques s’ajoutent des problématiques sociétales : la dépendance à l’étourdissement au CO2 dans la filière porcine suscite de vives critiques pour son impact sur le bien-être animal¹⁰. En parallèle, la perte d’efficacité des systèmes de conservation due à un manque de CO2 alimente le gaspillage alimentaire, déjà estimé à 8,8 Mt par an en France¹¹. Ces dimensions éthiques et environnementales renforcent l’urgence d’une approche proactive, intégrant à la fois sécurisation et transformation des usages.

3. Synthèse & recommandations

Assurer la résilience de l’approvisionnement en CO2 nécessite un ensemble d’actions coordonnées entre industriels, pouvoirs publics et filières utilisatrices. À court terme, l’optimisation interne de l’utilisation du CO2, via la réduction des fuites et l’amélioration des rendements des procédés, peut constituer un levier rapide et à faible coût¹². Cette optimisation doit être complétée par une diversification des sources, y compris l’intégration d’importations ponctuelles et le développement du CO2 biogénique issu de la méthanisation, dont le potentiel national est estimé entre 600 et 900 ktCO₂/an¹³.

À moyen terme, l’investissement dans l’efficacité énergétique industrielle permettrait de réduire l’exposition indirecte aux fluctuations du gaz naturel, principal facteur déclencheur des crises passées¹⁴. Le déploiement de capacités de stockage stratégique de CO2 de qualité alimentaire, assorti de mécanismes de rationnement prioritaire en cas de pénurie, renforcerait la continuité opérationnelle des usages critiques.

À long terme, la montée en puissance des technologies de capture, utilisation et stockage du carbone (CCUS) pourrait découpler l’approvisionnement en CO2 de la production d’ammoniac ou de bioéthanol¹⁵. Cette approche, combinée à des efforts de R&D sur des alternatives au CO2 pour certaines applications sensibles comme l’étourdissement, permettrait de réduire la dépendance globale tout en améliorant les standards environnementaux et éthiques. Les politiques publiques, via la SNBC, le plan France 2030 et le MACF, doivent jouer un rôle moteur en orientant les investissements, en réduisant les délais d’approbation et en intégrant explicitement le CO2 dans les stratégies nationales de souveraineté alimentaire et industrielle⁴¹⁶¹⁷.

Conclusion

Le CO2 est à la fois un intrant discret et un pilier stratégique de l’industrie alimentaire française. Sa chaîne d’approvisionnement, fragile par nature, reste exposée à des chocs énergétiques et géopolitiques. L’expérience récente démontre que l’inaction entraîne des pertes économiques, des tensions sociales et une dégradation de la sécurité alimentaire. La combinaison d’optimisations internes, de diversification des sources, d’innovations technologiques et de politiques publiques ciblées est la seule voie pour sécuriser l’approvisionnement tout en respectant les objectifs climatiques. Cette approche proactive, intégrée et multi-acteurs permettra de transformer une vulnérabilité en un levier de transition vers une industrie alimentaire plus résiliente, compétitive et durable.

Footnotes

1. https://www.atlascopco.com/fr-fr/compressors/wiki/compressed-air-articles/carbon-dioxide-uses ↩

2. https://lelementarium.fr/wp-content/uploads/2018/08/Dioxyde-de-carbone-2019.pdf ↩ ↩²

3. https://www.agridees.com/articles/lunion-europeenne-en-manque-de-co2/ ↩ ↩²

4. https://www.ecologie.gouv.fr/politiques-publiques/strategie-nationale-bas-carbone-snbc ↩ ↩²

5. https://www.adria.tm.fr/qualite-secu-aliments/lemballage-sous-atmosphere-modifiee-pour-limiter-le-gaspillage-alimentaire/ ↩

6. https://www.3trois3.com/derniere_heure/la-penurie-de-co2-au-royaume-uni-affecterait-la-filiere-de-la-viande_15342/ ↩

7. https://www.messer.fr/ ↩

8. https://unctad.org/fr/news/la-vulnerabilite-des-chaines-dapprovisionnement-est-mise-en-evidence-alors-que-les-points ↩

9. https://www.businessresearchinsights.com/fr/market-reports/food-and-beverage-grade-carbon-dioxide-market-121737 ↩

10. https://www.ciwf.fr/actualites-et-publications/actualites/declaration-contre-letourdissement-des-cochons-par-dioxyde-de-carbone/ ↩

11. https://www.sami.eco/blog/bilan-carbone-agroalimentaire ↩

12. https://fr.airliquide.com/solutions/conservation-sous-atmosphere-modifiee-map/quest-ce-que-lemballage-sous-atmosphere-modifiee ↩

13. https://innovation.grdf.fr/challenge/show/28#:~:text=Quelques%20chiffres,environ%20600%20%C3%A0%20900%20ktCO2. ↩

14. https://openlande.co/dossier-la-decarbonation-dans-lagroalimentaire/ ↩

15. https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/documents/%C3%89tat%20des%20lieux%20et%20perspectives%20CCUS_0.pdf ↩

16. https://www.senat.fr/rap/r23-640/r23-6401.html ↩

17. https://agriculture.gouv.fr/le-mecanisme-dajustement-carbone-aux-frontieres-de-lunion-europeenne-enjeux-et-perspectives-pour-le ↩